46.
L’artisan qui trahissait la confrérie avait une certitude : lorsqu’on inaugurait un chantier aussi important que celui d’un temple des millions d’années, il fallait utiliser la pierre de lumière. Le maître d’œuvre devrait la sortir de sa cachette, et ce serait l’occasion inespérée d’en découvrir l’emplacement.
Si le projet semblait séduisant, sa réalisation s’annonçait difficile. La manipulation aurait forcément lieu la nuit, sans doute peu avant le lever du soleil et le réveil des artisans. Le traître devait sortir de chez lui sans alerter son épouse et, surtout, sans être repéré par Néfer le Silencieux.
Pour résoudre le premier problème, le traître avait d’abord songé à verser un somnifère à base de millepertuis dans le lait chaud que buvait son épouse au dîner, mais il ne connaissait pas le dosage exact et redoutait d’échouer. Tout bien pesé, il avait décidé de lui dévoiler ses intentions.
— As-tu confiance en moi ?
— Pourquoi cette question ? s’étonna-t-elle.
— Parce que j’ai décidé de devenir riche.
— Tant mieux... Mais de quelle manière ?
— Pas comme mes collègues, qui se contentent de trop peu. Je ne peux pas t’en dire plus, et tu ne me poseras aucune question sur mes agissements. Nous ne finirons pas nos jours dans ce village où l’on refuse de reconnaître mes mérites. Puisque la patience ne mène à rien, j’emprunte d’autres chemins.
— Ne prends-tu pas trop de risques ?
— Tu connais ma prudence. Un jour, nous habiterons dans une belle demeure, nous aurons des domestiques, des terres et des troupeaux, tu ne feras plus ni la cuisine ni le ménage.
— Je croyais que la fortune ne t’intéressait pas et que seul ton métier te passionnait.
— Il faut que le village entier continue à le croire.
Elle réfléchit longuement.
Le traître la fixait. Si son épouse formulait la moindre réticence, elle deviendrait pour lui un danger immédiat et inacceptable.
— Jamais je n’aurais imaginé que tu te comporterais de la sorte, mais je te comprends, dit-elle. Mieux, je t’approuve. Moi aussi, j’ai envie d’être riche.
Son épouse n’était ni belle ni intelligente, mais elle devenait sa complice et cédait, comme lui, à une pulsion trop longtemps contenue : l’appât du gain. Le traître ne lui avait parlé que de projets d’avenir et des biens déjà acquis, sans évoquer ses commanditaires. Moins sa femme en saurait, mieux cela vaudrait ; mais il était certain, à présent, qu’elle se tairait et qu’il aurait les coudées franches.
Par chance, la nuit était sombre. Caché derrière une énorme jarre à eau, le traître avait les yeux fixés sur la porte de la demeure du maître d’œuvre. Si son raisonnement était juste, Néfer irait lui-même chercher la pierre de lumière et la porterait jusqu’à l’accès principal du village avant de réveiller les artisans.
S’il n’avait pas été très attentif, le traître aurait manqué la sortie furtive de son chef d’équipe qui avait pris soin de ne faire aucun bruit.
Rasant les façades des maisons, le maître d’œuvre se dirigea vers le local de réunion. Il se retourna à deux reprises, et son suiveur faillit être surpris.
Mais Néfer poursuivit son chemin.
Le local de réunion... Le traître y avait songé puisque, lorsque les artisans étaient réunis, la pierre devait être placée dans le naos ; parfois, son rayonnement était perceptible. Mais l’artisan avait écarté cette cachette-là, trop prévisible. Il s’était trompé.
À l’aide d’une clé en bois, Néfer ouvrit la porte du local et demeura à l’intérieur de longues minutes. Quand il ressortit, il portait un lourd objet, dissimulé sous un voile.
Le traître éprouva un profond sentiment de satisfaction, présent, il savait.
Une idée folle lui traversa l’esprit : et s’il tuait le maître d’œuvre pour lui dérober la pierre et s’enfuir avec ce trésor inestimable ?
Malheureusement, il ne possédait ni arme ni outil ; de plus, l’orient commençait à s’éclaircir et la nuit reculerait vite. S’il ne parvenait pas à assommer Néfer d’un seul coup de poing et à l’étrangler, ce dernier se défendrait et appellerait au secours.
Trop risqué.
Le traître suivit le maître d’œuvre pour savoir ce qu’il ferait de la pierre, peut-être la dissimulerait-il dans un autre endroit plus accessible que le local de réunion avant de regrouper les artisans. Mais il marchait d’un bon pas vers la porte principale.
Là se tenaient déjà le scribe de la Tombe et la femme sage. À leurs pieds, une forme cubique enveloppée dans une toile ocre qui laissait filtrer une étrange lumière.
La pierre... C’était sûrement Kenhir qui l’avait apportée !
Le maître d’œuvre dévoila son fardeau : un coffre en bois, d’où il sortit quelques plaquettes de métal qu’il examina avant de les remettre dans leur logement.
Le traître s’était trompé de piste, mais d’autres occasions se présenteraient.
— As-tu été suivi ? demanda Kenhir à Néfer.
— C’est possible, mais je n’en suis pas certain.
— Je demeure persuadé que celui qui a jeté le mauvais œil sur l’outillage tentera de découvrir la cachette de la pierre de lumière.
— À supposer qu’il y parvienne, à quoi cette découverte lui servira-t-elle ? Il ne pourra pas s’enfuir avec elle.
— Il essaiera, estima Kenhir, et nous devons redoubler de précautions. S’il t’a suivi, il s’est aperçu qu’il se trompait de proie ; il comprendra vite que nous l’avons berné parce que nous sommes devenus très méfiants.
— Raison de plus pour qu’il n’entreprenne aucune démarche qui nous permettrait de l’identifier ! J’admets qu’un « avaleur d’ombres », un criminel, se terre dans ce village, mais je crois qu’il est réduit à l’inertie.
— Tu es beaucoup trop optimiste, jugea Kenhir.
— Oublieriez-vous le rayonnement de la femme sage ? Elle saura nous protéger de toute atteinte, qu’elle provienne de l’intérieur ou de l’extérieur.
Une série de violents coups de poing brisa la tranquillité de l’aube. Paneb parcourait le village en frappant à toutes les portes pour réveiller ceux qui dormaient encore.
— Départ imminent, clamait le jeune colosse. J’irai moi-même chercher les retardataires.
Après avoir avalé un impressionnant petit déjeuner composé de galettes chaudes, de lait frais, de fromage et d’un confit d’oie, Paneb avait embrassé son épouse et son fils. D’excellente humeur, il se promettait de donner du tonus à qui en manquerait.
Alors qu’il commençait sa tournée, il avait entr’aperçu quelqu’un détaler à toutes jambes, comme s’il voulait lui échapper. Un mari infidèle pressé de rentrer chez lui ou bien le jeteur de sorts qui rôdait dans le village pour y répandre ses maléfices ?
Lors d’un dîner, la femme sage et le maître d’œuvre n’avaient pas omis de lui rappeler la triste réalité qu’il fallait admettre : un traître se dissimulait dans le village, bien décidé à lui nuire.
Meurtri, choqué, Paneb avait finalement accepté d’ouvrir les yeux. Même au sein d’une élite comme celle de la Place de Vérité, les hommes ne seraient jamais que des hommes, et certains oublieraient même leurs devoirs sacrés. Cette prise de conscience n’avait nullement entamé l’enthousiasme de Paneb, car aucun traître, si habile soit-il, ne parviendrait à empêcher l’accomplissement de l’œuvre aussi longtemps que brillerait la pierre de lumière.
Et cette pierre, elle était là, devant lui.
— Si quelqu’un dort encore dans ce village, je promets de ne plus boire une seule goutte de vin !
— Tu devrais être plus prudent, Paneb, recommanda la femme sage. Suppose que j’aie administré un puissant somnifère à l’un de mes patients...
— Ma promesse n’avait aucune valeur, puisque je n’avais pas connaissance des faits !
— Tes analyses juridiques laissent à désirer, estima Kenhir.
— Je crois que je l’ai vu, dit le jeune colosse avec une gravité subite.
— Parles-tu du traître ? demanda Néfer.
— Oui, je croîs que c’était lui.
La gorge du maître d’œuvre se serra.
— L’as-tu identifié ?
— Non, je n’ai vu qu’une forme indistincte. Pourtant, plus j’y pense, plus je suis sûr que c’était lui.
Claire tenta de lire dans la pensée de Paneb afin de percevoir ce qu’il aurait pu négliger, mais il n’y avait aucune trace de ce fantôme.
— Ainsi, il a bel et bien suivi le maître d’œuvre, conclut Kenhir.
— C’est extrêmement dangereux ! protesta Paneb. Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé pour protéger Néfer ?
— Parce que j’avais décidé de servir de leurre, expliqua ce dernier.
— C’est de la folle ! Dans ces conditions, comment puis-je veiller sur toi ?
— Je ne suis pas en péril. Ce triste personnage n’a d’autre but que de dérober nos trésors et, peut-être, de nuire à nos travaux.
— Toujours ton optimisme, déplora Kenhir.
Les artisans se rassemblaient. Avec sa froideur habituelle, le chef Hay avait demandé à ceux de l’équipe de gauche de porter les objets indispensables à la cérémonie d’inauguration du chantier, et la procession s’organisa, le maître d’œuvre à sa tête.
La journée s’annonçait chaude. Chargé d’une dizaine de grosses outres, Paneb regrettait que l’on marchât trop lentement, alors que ce rythme paisible avantageait Paï le Bon Pain et Rénoupé le Jovial alourdis par leur embonpoint.
— La nuit a été courte, se plaignit Rénoupé.
— Aurais-tu fait la fête ? demanda Paneb.
— Avec ma femme, on a un peu bu et mangé... Ce matin, j’ai la migraine. C’est à cause de tout ce travail qui nous attend. Toi, avec ta force, tu ne te rends pas compte.
— Te dépenser te remettra en forme.
— Il paraît qu’on va utiliser la pierre de lumière, avança Rénoupé.
— Il paraît.
— Tu ne t’es jamais demandé où elle était conservée ?
— Jamais.
— Tu n’es pas curieux, Paneb.
— Et toi ?
— Au fond, moi non plus. Tout ça, ça ne regarde que le maître d’œuvre.